Isabelle Lafaye, multi-championne des Jeux Paralympiques
Dans le cadre du dossier Terre de Jeux, publié dans le bulletin municipal n°126, nous vous proposons une interview d'Isabelle Lafaye, en complément de celle de Thibaut Collet.
Isabelle Lafaye n’était pas une grande joueuse de tennis de table dans sa jeunesse. C’est suite à un accident de la route pendant sa rééducation qu’elle a exploré la discipline, avant de devenir l’athlète de para tennis de table aux 7 médailles paralympiques (dont 4 en or) en simple ou double dame. Née en 1963, elle a pu constater l’évolution de l’accessibilité des gymnases, qui a ses débuts dans les années 80, n’étaient pas aux normes qu’on connait aujourd’hui. Isabelle Lafaye aurait pu se lancer dans une carrière informatique, mais la passion sportive l’a emporté. Une passion qui dure depuis 40 ans. Voici son interview, réalisée par téléphone le 11 juin 2024.
- Pourriez-vous nous raconter votre histoire qui vous a amené à devenir championne de para tennis de table ? Vous avez eu cet accident de la route à 18 ans…
Oui, j’ai eu un accident de la route en 1982. Je me suis retrouvé tétraplégique. Suite à cet accident, j’ai fait un premier séjour dans un centre de rééducation dans les Pyrénées-Orientales. J’ai commencé à me rééduquer, j’ai récupéré partiellement de la mobilité au niveau des bras et des mains. Ce qui me permettait de tester plus de sport que si j’étais resté paralysé. J’ai pratiqué un peu de tir à l’arc, je faisais de la piscine et de la plongée. En 1984, j’ai intégré le Centre universitaire de Saint-Hilaire-du-Touvet où j’ai obtenu un BTS informatique. J’ai fait d’autres sports, en parallèle de mes études : de l’escrime, de la plongée (mais en piscine) et je faisais toujours un petit peu de natation. J’ai testé une compétition d’escrime, mais je ne prenais aucun plaisir donc j’ai rapidement abandonné un an après.
À Saint-Hilaire-du-Touvet, il y avait un foyer avec une ou deux table de « ping »… Pour m’amuser, je prends une raquette et j’essaye de jouer. C’est sûr que j’avais des difficultés parce que je n’avais pas de préhension dans la main. Mais je prenais un petit peu de plaisir à jouer. Je pouvais jouer avec des personnes aussi bien debout qu’en fauteuil, des valides. Donc ça me plaisait bien.
Il y avait une section tennis de table là-haut. J’y suis allé. Là, on m’a dit, tu vas aller voir les ergothérapeutes pour qu’elles te mettent une attelle pour tenir la raquette. Je fais faire l’attelle et j’achète une raquette. J’y prends encore plus du plaisir parce que la raquette est maintenue. Donc je m’amuse un peu plus.
J’ai quitté le centre en 1986 et j’ai décidé de m’inscrire dans un club handisport qui était à Échirolles. En 1988, je m’inscris également dans un club valide à Froges, parce que tout le monde me disait « oui, il faut que tu joues en valide si tu veux bien progresser ». Je me dis ok, comme ça je vais tester si c’est une façon de me réintégrer dans le milieu valide, de ne pas rester continuellement avec des personnes handicapées.
- Comment s’est passée l’intégration dans ce club valide ? Vous étiez la seule en para tennis de table ?
L’entraîneur d’Échirolles entraînait aussi à Froges. Mon mari aussi est en fauteuil. Notre entraîneur venait vers nous, il s’occupait de nous. Ce qui était le plus compliqué au début c’était de jouer avec les gens valides. C’est vrai qu’on n’avait pas un super niveau… ils n’avaient peut-être pas trop envie de jouer avec nous car on n’était pas assez forts. Donc oui au début c’était un petit peu plus compliqué. Mais après comme ils commençaient à nous connaître, ils venaient et jouaient avec nous.
C’est vrai que le premier pas est un petit peu compliqué. Déjà nous, nous n’étions pas très à l’aise. J’ai vécu en centre de 1982, jusqu’en 1986. Je vivais au milieu des personnes en fauteuil, dans un monde où tout était adapté. Je ne voyais que ce qui était bien, je ne me rendais pas compte que quand j’allais sortir, que j’allais faire face à des endroits où ça n’était pas adapté à des personnes en fauteuil.
- Qu’est-ce qui n’était pas adapté ?
On arrivait, il y avait plein de marches devant l’entrée. On était obligés de passer par une porte de derrière. À l’époque, les gymnases n’étaient pas adaptés comme maintenant. Il n’y avait pas de toilettes handicapées. Je parle juste du gymnase, mais les cinémas c’était pareil. Beaucoup de lieux publics n’étaient pas adaptés. Le sport m’a beaucoup aidé.
- Si je reformule ce que vous avez dit avant, vous vous êtes tourné vers le ping-pong car vous vous amusiez plus.
Je cherchais à prendre du plaisir et à voir où étaient mes limites en étant sur mon fauteuil, en ayant une mauvaise préhension. Ce que j’arrivais à faire, ou pas. Dans ma tête, il était hors de question que je ne fasse pas de sport de toute façon. J’avais besoin de ça, j’en faisais quand j’étais valide. Il me fallait quelque chose pour m’évader un petit peu. J’étais motivée et c’était ce sport dans lequel j’avais trouvé un peu plus de plaisir que dans les autres.
Je voyais que je n’avais aucune technique, avec les mauvais gestes. Et en 1987, j’ai participé à mon premier championnat de France handisport. J’ai eu zéro résultat. Je commençais à me frustrer… J’aurais aimé jouer mieux, avoir un classement, essayer de faire un podium. Des choses comme ça. En 1987 également, j’ai été sélectionnée en stage handisport. Là, j’ai rencontré l’entraîneur de l’équipe de France. Il m’a appris à jouer, il m’a appris les gestes.
À partir de là, je m’entraîne tout le temps chez moi. J’habitais dans un appartement à Grenoble, au premier étage. J’avais la table pliée dans un bout de salon, et je faisais des services. J’étais toute seule dans mon salon, parce que mon mari était encore étudiant à l’époque. Il y avait du carrelage par terre. Les voisins ne sont jamais venus me dire d’arrêter de faire du bruit. Je me suis tellement entraîné à ne faire que des services, que j’étais devenu une très bonne serveuse.
En 1989, j’ai fait deux tournois internationaux en équipe de France. J’avais un peu plus de résultats. Et en 1990 aux championnats de France, je gagnais tout : championne de France en simple, en double dame, en double mixte. Et j’apprends ma première sélection en équipe de France pour les championnats du monde.
J’étais de plus en plus motivée. Je gagnais surtout car j’étais une très bonne serveuse. J’ai continué à m’entraîner à fond. Lors de mes premiers championnats du monde, je suis championne du monde.
- Est-ce qu’à ce moment vous avez pu gagner votre vie avec le para tennis de table ?
Ah, jamais. Je n’ai jamais pu gagner ma vie avec le tennis de table. Déjà le tennis de table c’est un peu compliqué. Et le para tennis de table encore plus. À l’époque où j’ai commencé c’était très dur. Je n’avais aucune aide.
- Finalement vous étiez très motivée parce que vous êtes une compétitrice dans l’âme ?
Oui, c’est ça, ce n’était pas pour l’argent. C’est sûr parce que je ne gagnais rien. Même à l’époque, en gagnant mes premiers jeux paralympiques à Atlanta [ndlr : en 1996]… il y avait la médaille, mais il n’y avait pas de prime. Les primes ont commencé après. C’était ridicule par rapport aux valides. Il n’y a qu’à partir de Pékin [en 2008], où les primes ont été équivalentes. Si on voulait gagner de l’argent, il ne fallait pas faire ça, quel que soit le sport.
Beaucoup de gens pensent qu’on gagne de l’argent alors que c’est faux. Quand j’ai commencé à gagner, j’ai pu faire des demandes de subventions auprès des mairies, du côté institutionnel, pour avoir des partenaires. C’est très difficile. Ce n’est pas un sport, déjà en valide, qui est médiatisé. Les partenaires ne sont pas très intéressés si on ne nous voit pas à la télé. Je pense qu’en 2010 on a commencé à voir des gens qui s’intéressaient à nous. Londres a fait beaucoup bouger. On est passé un peu plus à la télé. Les Londoniens sont venus très nombreux voir les Jeux.
- À quel moment de votre carrière vous avez eu le sentiment de plus aimer votre para tennis ?
Je l’ai aimé tout le temps. Ce qui a fait que je continuais de m’entraîner, que j’étais une battante. C’est parce que j’étais passionnée par ce sport. Et même si je gagnais, je voulais toujours m’améliorer. C’était une envie de progresser, de trouver des techniques, d’adapter son matériel aux choix tactiques, trouver des solutions aux problèmes pour performer encore plus.
- Quel est le quotidien d’une athlète paralympique de haut niveau ?
Il y a plusieurs périodes. Quand on est en stage, c’est trois heures d’entraînement le matin, trois heures d’entraînement l’après-midi, avec préparation physique, préparation mentale, et ça pendant une semaine. Les autres périodes, quand je rentrais de stage, je posais un peu la raquette. C’était des périodes de récupération, mais je devais m’entraîner une ou deux heures par jour. Si on ne s’entraîne pas avec la raquette, on regarde des vidéos, on travaille aussi sur le mental et la préparation physique. On fait attention à ce qu’on mange, il y a une hygiène de vie. Il y a toujours des semaines où on fait quelque chose. Les semaines où j’étais chez moi, j’avais des entraîneurs qui venaient à mon domicile. Je faisais 4h par jour du tennis de table.
- Quelle est l’importance de l’environnement pour réussir ? Vous dites que vous avez des gens autour de vous, des gens qui viennent chez vous, qu’est-ce qui a fait finalement votre réussite ?
Étant tétraplégique, il fallait que j’économise mes bras, que je ne me blesse pas, surtout le bras droit. C’est le problème ! On fait tout avec les bras. Si on va dans une salle de sport, on va rentrer dans la voiture, monter le fauteuil, arriver, descendre le fauteuil, descendre de la voiture, jouer, remonter dans la voiture, reprendre la voiture. C’est beaucoup d’exercices physiques qui peuvent blesser. J’étais assez fragile de ce côté-là. Je me suis dit « faut que j’arrête, faut que je choisisse ».
Si j’approchais d’une grosse échéance, des championnats d’Europe ou des championnats du monde, deux ou trois mois avant je ne sortais pas de chez moi. Je préservais mon bras. Si je décidais de faire une sortie, je ne pouvais m’entraîner derrière. Je savais que je devais économiser mon physique. J’ai fait beaucoup de sacrifices. Des amis qui me disaient « vient on va manger là », ben non je ne peux pas, je suis en préparation. De faire venir les entraîneurs chez moi, ça m’économisait surtout physiquement. À la maison, si j’ai trois heures de creux, je vais aller faire du service. Ou je peux mettre le robot en face de moi et travailler quelque chose. Mais au moment où j’ai envie.
- Sur les jeux olympiques et paralympiques qui approchent, est-ce que vous vous observez un engouement pour les jeux ?
Oui, quand même. Avec Terre de jeux, je suis allé dans des classes, des écoles. Il y a beaucoup d’enfants dans les écoles qui font du travail sur les jeux, qui découvrent des sports, des handicaps, qui sont motivés par le sport. Ils ont envie de connaître, de voir le sport handicapé et le sport valide. Il y a des écoles qui vont pouvoir aller sur place et je trouve que c’est bien. En plus on voit beaucoup de publicités, d’annonces à la télé. Et ça n’était jamais arrivé avant.
Il y a une émission sur France 3 où ils reçoivent autant de personnes valides qu’handisports. Où ils parlent vraiment des deux. Suivi de personnes handicapées, ou suivi de personnes valides. Je pense que les deux sont mis au même niveau. Après à côté de ça, on ne voit pas de compétition handisport à la télé. Pour suivre ce qui se passe au tennis de table, handisport ou valide, je dois aller sur les réseaux.
- Vous n’êtes pas qualifiée pour les Jeux, mais est-ce que vous vous allez faire le déplacement ?
Pour Paris, non. J’ai toujours vécu les jeux de l’intérieur. Je n’ai jamais eu de soucis pour trouver un hébergement, pour me déplacer. Tout était facile car tout était organisé. Et là pour s’héberger, ça revient cher. Il faudrait faire les déplacements et je pense que ça serait trop compliqué.
- Qu’est-ce que vous pourriez dire à des personnes qui ont un handicap qui n’ont jamais fait de sports et qui n’oseraient pas en faire du fait de leur handicap ?
Je dirais qu’il faut essayer de faire du sport, quel que soit le sport. Si on a des rêves, de quoi que ce soit, il faut essayer de le réaliser. Peut-être se forcer au début, à aller voir au moins une compétition, aller voir un entraînement, à rencontrer des personnes qui font du sport, à discuter avec eux, à voir pour essayer.
- Voulez-vous ajouter un petit mot de fin ?
J’avais une petite devise, un petit proverbe de Nelson Mandela, chaque fois après les compétitions, après quelque chose qu’on essaye de faire, « je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends de mes défaites ». Je me suis toujours nourrie de ça.
Interview réalisée par Ludovic Chataing, service communication.
Les Jeux paralympiques se déroulent du 28 août au 8 septembre 2024.
Découvrez aussi l'interview de Thibaut Collet, perchiste olympique, dans notre Bulletin municipal n°126, disponible en version numérique ici.